«Travailleurs et étrangers» – Article in Le Courrier
Published on the 26th of March in Le Courrier.
Travailleurs et étrangers
Le nouveau documentaire du cinéaste alémanique Samir montre la réalité des immigrés italiens dans la Suisse d’après-guerre et présente la xénophobie comme une arme contre la classe ouvrière.
Eduardo Simantob
Tout débat sur l’immigration soulève inévitablement des questions liées au racisme et aux préjugés, sans toujours tenir compte des enjeux et conséquences socio-économiques. Dans le documentaire du cinéaste suisse d’origine irakienne Samir, La Transformation merveilleuse de la classe ouvrière en étrangers, ces dimensions se superposent, comme le suggère le titre du film qui s’apparente à un énoncé de thèse. Et, dans une certaine mesure, c’en est un.
«Je savais que le racisme était une construction: on ‘construit’ l’identité des personnes et on en exclut certaines, note Samir. Mais après un passage aux Archives fédérales suisses à Berne, j’ai compris à quel point cette construction s’était profondément développée au fil des décennies. Il n’y avait pas de cerveau maléfique derrière tout cela. C’est un système qui se reproduit tout seul, comme la nature, une mauvaise nature.»
Le racisme est un système
Le terme Überfremdung, qui signifie littéralement «infiltration étrangère», mais fait référence à une immigration excessive, est l’une des principales contributions après la guerre de la langue allemande au racisme institutionnel. Inventé au début du XXe siècle, il a été repris par les partis fascistes dans les années 1930. Dans son acception moderne, le terme est réapparu au milieu des années 1950, lorsque les premières vagues de Gastarbeitern (travailleurs immigrés «invités») italiens ont été suivies par d’autres en provenance du sud de l’Europe, notamment d’Espagne, du Portugal et de Grèce.
Cette question a même fait l’objet d’une votation en Suisse en 1970, connue sous le nom d’«initiative Schwarzenbach», du nom du politicien de droite dure James Schwarzenbach (1911-1994). Sa proposition de limiter la proportion des ressortissants étrangers à 10% de la population totale (plus de 25% aujourd’hui) et d’expulser immédiatement le surplus, soit environ 350 000 personnes à l’époque, a été rejetée par 54% des votant·es. «Mais il ne faut pas oublier que 46% ont voté oui», relève Samir.
En 1993, la Gesellschaft für deutsche Sprache a déclaré que le terme Überfremdung était le «mot à proscrire» de l’année, car il donne à «la xénophobie indifférenciée une apparence plus argumentée et clinique». Dans son film, Samir explore de manière approfondie l’utilisation de ce terme et la façon dont il traduisait une politique délibérée. «Au cours de mes recherches, j’ai trouvé des images dans lesquelles le conseiller fédéral chargé de l’Economie, celui-là même qui avait invité les migrants à venir en Suisse, déclare à la télévision qu’il faut mettre un terme à l’Überfremdung dans le pays», indique-t-il.
«C’est alors que j’ai commencé à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une politique schizophrène, mais d’un système que l’on tentait de mettre en place avec un message clair aux ‘invités’: nous voulons bien que vous [travailliez ici], mais vous n’êtes pas censés avoir des droits.»
Entre mélancolie et ironie
Le racisme et les préjugés sont des notions familières pour le cinéaste. Sa mère suisse a perdu sa nationalité lorsqu’elle a épousé un Irakien. Quant à Samir, qui est né à Bagdad en 1955 et a émigré en Suisse à l’âge de 6 ans, il n’a obtenu la nationalité qu’à l’âge adulte. Cela n’a été possible que parce que sa mère a récupéré la sienne après s’être mariée une seconde fois, avec un citoyen suisse.
Le nouveau documentaire de Samir est un film très personnel. Des événements de sa vie y sont intégrés sous forme d’animation. Outre son expérience en tant qu’étranger, on le voit grandir dans les milieux ouvriers de Dübendorf, près de Zurich, où il fréquentait les lieux de rencontre des syndicats et du Parti socialiste.
«Bien sûr, il y a encore des gens qui travaillent dur, mais il est difficile de les qualifier de classe ouvrière car ils ne sont plus unis» Samir
Au lieu de se présenter comme une victime, Samir entend rire de «ce monde étrange dans lequel nous vivons». Il dit avoir développé deux traits de personnalité principaux: «L’un est la mélancolie, qui est un état différent de celui de la tristesse. La mélancolie est un outil puissant pour tendre vers quelque chose de meilleur. Le sarcasme et l’ironie sont l’autre aspect.»
Les principes qui caractérisent la nationalité suisse sont les premiers à souffrir de cette attitude. Samir explique: «Par exemple, les Suisses aiment dire qu’ils sont spéciaux et que ce n’est pas tout le monde qui obtient le passeport helvétique gratuitement. D’un autre côté, ils obtiennent leur passeport simplement en raison de leur naissance. Et moi, j’ai eu par hasard une mère suisse. Alors pourquoi ne suis-je pas suisse? Parce que j’ai un père à la peau plus foncée? Même lorsque j’ai obtenu le passeport suisse, j’ai été battu par la police et traité de Papierlischwiizer («Suisse sur le papier»). Je n’ai pu que répondre ceci: ‘Qui êtes-vous pour me dire ce que je suis?’ La meilleure chose à faire est de rire de telles situations.»
Diviser pour mieux régner dans la lutte des classes
Des décennies durant, les travailleurs invités ont été livrés à eux-mêmes, sans soutien ni des organisations de travailleurs suisses ni de leur propre pays. Même le Parti communiste italien ne se souvenait de leur existence que lors des élections. L’une des séquences les plus éclairantes montre comment les sympathisants de gauche, et les syndicats en particulier, ont également mis à l’écart les travailleurs étrangers et rejoint les cohortes de l’Überfremdung.
«Alors que la classe ouvrière, en tant que classe, commençait à se diluer et à s’effriter, les partis de droite ont fait passer le message suivant: vous n’êtes peut-être plus un travailleur, mais vous êtes avant tout un Suisse», relève Samir. Cette stratégie s’est avérée efficace pour compenser, au moins psychologiquement, la mise à l’écart de la classe ouvrière indigène, tout en créant un clivage entre les travailleurs d’origine suisse et étrangère.
Cette situation a commencé à évoluer dans les années 1970, lorsqu’une nouvelle génération de dirigeants syndicaux, souvent titulaires d’un diplôme universitaire, a commencé à s’intéresser aux travailleurs étrangers et à les intégrer dans leurs rangs.
«Entre-temps, la classe ouvrière s’est heurtée à un nouveau système, celui du travail individualisé. La majeure partie du travail n’est plus effectuée en usine, mais à la maison ou ailleurs. Les travaux lourds sont automatisés ou externalisés. Bien sûr, il y a encore des gens qui travaillent dur, mais il est difficile de les qualifier de classe ouvrière, car ils ne sont plus unis, et il ne s’agit plus d’une classe», souligne Samir.
«La bourgeoisie sait très bien ce qu’elle incarne, poursuit-il. Elle a sa constitution et sa culture. La classe ouvrière a tenté d’atteindre cela pendant cent cinquante ans, et désormais elle s’effondre parce qu’elle n’existe plus en tant que facteur ou noyau dans les grandes usines. On se trouve donc dans une situation difficile où les nouveaux travailleurs sont pour la plupart des immigrés ou des indigènes très pauvres.»
Une intégration traumatisante
Aujourd’hui, l’intégration des saisonniers italiens est citée comme un exemple qui s’étend aux vagues migratoires ultérieures, comme les réfugiés ayant fui les guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Mais le processus a engendré de profonds traumatismes.
Selon Samir, certaines des personnes qu’il a interviewées lors des recherches pour le film ont refusé de s’exprimer devant la caméra. C’est aussi pendant le tournage que le réalisateur a découvert que son ex-compagne italienne était une ancienne Schrankkind (enfant du placard) – enfant de travailleurs immigrés venus illégalement en Suisse. Ces enfants n’avaient pas droit au regroupement familial et devaient passer leurs journées confinés à la maison pour éviter la police. «Choqué, je lui ai demandé pourquoi elle ne m’en avait jamais parlé, et elle m’a répondu: ‘Pourquoi devrais-je te parler de cette profonde détresse émotionnelle?’»
Cependant, il n’est pas rare de voir les descendants des travailleurs immigrés, appelés secondos en Suisse, partager les idées xénophobes des partis de droite. S’il y a un dernier message dans le film de Samir, il vient du journaliste italien Concetto Vecchio du quotidien La Repubblica: «Vous ne devez pas oublier cela. Nous n’avons pas été bien traités. Aujourd’hui, nous ne devons pas traiter les prochains migrants comme nous l’avons été.»
Le projet de Samir est appelé à se poursuivre. Une chaîne de télévision européenne a récemment chargé le réalisateur de produire une série dans laquelle chaque épisode se concentre sur un pays européen et examine, d’un point de vue historique, les entraves à l’immigration dans ce pays.